Interview

Pierre & Gilles Quarante années fantasmagoriques

Depuis quarante ans, les artistes Pierre & Gilles façonnent une œuvre unique, où registre rétro, jeux de glamour, goût du kitsch, passion des chromos, mais aussi stars, influences mystiques et esprit de Paris se mêlent en un festival de joie de vivre. Un superbe livre chez Flammarion rassemble ces quatre décennies d’œuvres mémorables. Rencontre, au Pré-Saint-Gervais, avec deux créateurs inspirés et inspirants.

Une effigie de Bruce Lee, des jouets, des rideaux lierre 100 % plastique, une bibliothèque-autel en carrelage blanc et or où s’entassent des centaines de figurines, des meubles balinais, une vitrine lumineuse années 1950, de la mosaïque miroir à profusion, des cabochons scintillants, un bar digne d’un rad de Brest où aurait pu s’accouder Pépé le Moko, des kyrielles de photos rétro, de peintures anciennes, de portraits, à tout âge, des maîtres des lieux débordant d’humour et d’amour, sans oublier quelques poulbots, une tour Eiffel à taille humaine, des arcs-en-ciel de couleurs pop, des représentations sulpiciennes… Qu’on le sache : entrer chez les artistes Pierre & Gilles, au Pré-Saint-Gervais, donne d’emblée le sourire. Et insuffle une joie de vivre rare, béatitude née de leur propre désir de montrer la vie, les êtres, les choses autrement, bonheur issu de leur façon d’accumuler et de tout détourner, univers fantasque qui emporte ailleurs et met en mode réjouissance les zygomatiques. Oui, c’est kitsch, décalé, hypercoloré, mais quel peps que cet antre à la fois appartement et atelier de travail où les rois du portrait pop star reçoivent en toute simplicité. C’est un monde, ou plutôt des mondes et des époques qui s’ouvrent et s’exposent au regard, un musée complètement fou, gai et gay, déjanté et euphorisant. Un cosmos que ces artistes devenus cultes ont conçu à leur image, conforme à leurs images, comme l’atteste la parution d’un bel ouvrage rétrospective chez Flammarion, Pierre & Gilles 40 ans (brillamment préfacé par Éric Troncy) montrant, par grandes décennies, les œuvres majeures du couple. Bienvenue dans un univers pas comme les autres où Paris, ses images, ses chromos et ses icônes, apparaissent – merci au livre – en fil conducteur toujours présent, proche, indis-pensable. Avec paillettes, pinky colors et joie de vivre.

Le Paris underground

Il y a Gilles, crâne rasé et barbe taillée courte, en verve. Il y a Pierre, son compagnon, plus réservé (timide ?), aux mêmes tatouages démultipliés. Et entre eux, en plus d’un jack russel curieux et aboyeur, quarante ans d’union, de créativité et de complicité. Leur osmose, sentiments et art confondus, est évidente : l’un commence une phrase, l’autre la complète, adéquation des mots comme de l’art, puisqu’ils travaillent de la même façon leurs tableaux, reconstitutions mêlant photo, décor, peinture, etc. Œuvres pensées en commun mais entamées par l’un et achevées par l’autre au rythme d’environ une pièce chaque mois. Il y a donc Pierre (Gommoy), il y a donc Gilles (Blanchard), mais aussi, depuis quatre décennies, Pierre & Gilles(signature née en 1977), deux maris pour une même vision des portraits. Deux garçons venus de province : Pierre, de la Roche-sur-Yon où il est né en 1950, Gilles, de Sainte-Adresse, près du Havre, son cadet de trois ans. Quand ils débarquent dans la capitale, tous deux veulent l’avaler à pleine bouche. La ville, en ces années 1970, fascine. On sort, on fait la fête… Et les grandes heures de ces nuits, l’un et l’autre vont les savourer. Photographe, Pierre s’installe en 1972 dans un petit hôtel du canal Saint-Martin et, noctambule dans l’âme, devient un habitué du mythique Sept de Fabrice Emaer, où l’on s’amuse sans souci d’âge, de métier, de niveau social, car s’y côtoient aussi bien des provinciaux débarqués que le ministre de la Culture Michel Guy, Iggy Pop, Grace Jones, Catherine Deneuve, des couturiers… Inspiré par Sarah Moon, Guy Bourdin, Helmut Newton, Pierre s’y fait des relations, commence à vendre des images pour Rock’n Folk, Dépêche Mode…

Cinquième d’une fratrie de neuf enfants, entré aux Beaux-Arts du Havre à quinze ans, Gilles descend du train gare Saint-Lazare la même année, pour s’inscrire aux Arts Déco. Ayant tâté de la peinture, des collages mariant photos et gommettes, depuis des années collectionneur de photomatons – « ces très lointains ancêtres du selfie et de la pic » comme le dit avec humour Éric Troncy –, il récupère les photos d’inconnus dans les machines et les assemble à ses autoportraits et autres photos… Très vite, il trouve les cours trop ennuyeux et préfère découvrir la ville, et surtout le Paris underground, rencontrant chez l’illustrateur Philippe Morillon le photographe Robert Mapplethorpe et le fondateur du mythique magazine Actuel, Jean-François Bizot.

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Les années Palace

Et puis arrive 1976, date de leur rencontre. Date de la fusion de leurs univers, qui n’est pas une « bulle autonome et déconnectée des tendances artistiques de l’époque mais une expérimentation de l’avant-garde d’alors », selon Troncy. Quand ouvre le Palace, en 1978, tous deux en conçoivent les affiches, font les photos du magazine. On ne les expose pas (encore) dans des galeries, mais leurs créations se retrouvent sur des imprimés, des flyers, des publications branchées. Un autre Paris nocturne leur tend les bras. « À cette époque, une grande liberté, un vrai mixage des mondes et des tribus étaient possibles, souligne Gilles. On pouvait entrer à un défilé de mode sans carton d’invitation, fréquenter des gens connus sans qu’ils soient protégés par quinze gardes du corps, croiser en soirée Andrée Putman comme ce talent en devenir qu’était Christian Louboutin, à peine âgé de 14-16 ans mais accepté en boîte sans problème. À Paris, on cherchait à s’amuser de manière culturelle, sans castes hermétiques les unes aux autres. Avec Gilles, nous nous sommes apportés mutuel­lement, renchérit Pierre, dans nos centres d’intérêt différents, l’union de la mode et de la photo, de la nuit et des expos, etc. Nous aimions rêver, voulions exprimer notre vision ludique de l’existence à travers un art heureux même si, derrière, parfois, surgissent des évocations plus dures. » Une première œuvre retouchée et repeinte, aux visages lissés, les Grimaces, ouvre la voie à leur propre voix. « Je voulais que les images ressemblent un peu à des cartes postales anciennes ou à des portraits orientaux colorés, raconte Gilles. Nous étions influencés par l’imagerie des stars de la chanson égyptienne ». Le tournant de la notoriété survient aux débuts des années 1980. En 1981, tandis qu’ils ont emménagé ensemble à Bastille, le directeur artistique du Figaro leur commande une création sur le thème Adam et Ève. L’inspiration religieuse, nouvelle chez eux, va rester à jamais présente. Mais les deux ados nus qu’ils proposent, avec une Eva Ionesco plus aguicheuse que pieuse, ne plaisent pas au journal. Finalement, c’est Actuel qui met l’œuvre en une en 1983. C’est un choc, ils font parler d’eux. Et la pochette de l’album d’un jeune chanteur appelé Étienne Daho, qu’ils réalisent en 1984, fait exploser leur notoriété.

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Stars et anonymes, une même famille

Depuis, leur succès ne s’est jamais démenti, œuvre composée systématiquement de portraits de gens, célèbres ou anonymes, qu’ils aiment. Nombre de personnalités se sont prêtées, depuis, à leurs fantasmagories : Amanda Lear, Régine, Boy George, Lio, Nina Hagen, Bernadette Lafont, Yves Saint Laurent, Bambou, Farida, Sheila, Jean-Paul Gaultier, Juliette Gréco, Arielle Dombasle, Catherine Deneuve, Sylvie Vartan, Dita von Teese, Marilyn Manson, Béatrice Dalle et, plus récemment encore, Stromae, Isabelle Huppert, Zahia. Ainsi que de multiples inconnus. « Ce livre, comme notre carrière, notre œuvre disent certains, est une sorte d’album de famille, avec des personnes que l’on a rencontrées tôt, d’autres découvertes au fur et à mesure, avec des stars que l’on rêvait de croiser et qui sont devenues des amies telle Sylvie Vartan, et bien d’autres encore », explique Gilles.

Des visages, des auras, des physiques qui, passés sous leurs regards, travaillés, peints, auréolés de cadres baroquissimes, composent une galerie où le temps n’a pas de prise, succession d’images personnelles, différentes, osées, sages, mystiques voire irrévérencieuses (mais jamais dans le but de créer un scandale) qui, toutes, dessinent un style à part. « En jouant par moments avec l’imagerie religieuse, en revisitant des madones, des saintes, des martyrs, nous ne cherchions pas à choquer ou blasphémer, mais à montrer une vision populaire des icônes actuelles, inspirées par un voyage en Inde où nous avions été étonnés de voir des chromos de saint Sébastien ou sainte Thérèse, ajoute-t-il. C’était un regard pop, coloré, un hommage aux multiples formes de l’art populaire… » Un art traité avec humour et, au final, empathie, gentillesse, tendresse même. Du chromo-bonheur.

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Paris for ever

Et Paris, justement ? Et bien, cette ville devenue le port d’attache des deux hommes apparaît indissociable de leur vie. « Nous avons emménagé en 1981 à Bastille, dans un immeuble un peu en perdition, où il n’y avait pas toujours d‘électricité dans l’escalier alors que des clochards si, se souvient Gilles. Mais c’était super, un peu bohème et nous voulions un lieu où associer vie perso et studio de travail. Quand une rénovation a été envisagée par les propriétaires, en 1991, nous sommes venus au Pré-Saint-Gervais. Au début, sortir de Paris ne fut pas psychologiquement évident, mais l’espace que nous avons, la possibilité de tout créer ici, décors and co, puis le quartier nous ont séduit. Paris, comme sa banlieue, ses représentations, ses clichés diront certains, sont profondément ancrés en nous. » Il s’agit, d’ailleurs, d’un thème récurrent de leur œuvre. Tour Eiffel vue dans différents tableaux, vision revisitée des gavroches d’antan – « Enfant, je collectionnais les cartes postales de poulbots quand j’allais à Montmartre, se souvient Pierre, notre Paris est un peu celui d’Amélie Poulain, de Piaf, du café crème… » –, images de gamins qui courent les quais, photos des people rendus plus glamour que glamour donc archétypes du star-system à la française, femmes idoles portées aux nues comme on en voyait sur les façades des cabarets jadis, hymnes à une jeunesse amoureuse sans tabou…

Tous les codes de la capitale imprègnent leur art. Et plus encore leur vie, puisque jamais il ne leur viendrait à l’esprit d’habiter ailleurs… Il est vrai que lorsque l’on invente, chez soi, un lieu qui rassemble toutes les influences que l’on aime, où l’Asie s’unit au Paname des années 1950, où Bollywood se marie aux studios Disney et aux créatures de Spielberg avec un Storm Trooper de Star Wars grandeur nature gardant l’entrée, où la tour de Monsieur Eiffel est toisée par des Homer et Marge Simpson clignotants, c’est qu’on est parvenu à lier toutes ses influences en un seul endroit. Si bien qu’en repartant de chez Pierre & Gilles, sous le regard bienveillant d’un Batman deux toises plus haut qu’un être humain, quand se referme la porte de leur monde si dépaysant et si réjouissant, on songe que l’on vient de découvrir une planète parallèle qui fait un bien fou. Une galaxie d’œuvres qui donnent à sourire et à réfléchir, où nos icônes ne vieillissent jamais, même lorsqu’elles ont été photographiées régulièrement durant des décennies. Cette quatrième dimension de l’art, cette quarantième dimension même, signée Pierre & Gilles, méritait donc bel et bien un livre à leur gloire et un reportage chez eux qui ne soit pas en reste.

Pierre & Gilles les 40 ans
Texte d’Éric Troncy, Éditions Flammarion. 385 pages, 350 illustrations. 
Prix 50 €.

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Par Thierry Billard. Photos : Thierry Mamberti - Publié le

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