Une effigie de Bruce Lee, des jouets, des rideaux lierre 100 % plastique, une bibliothèque-autel en carrelage blanc et or où s’entassent des centaines de figurines, des meubles balinais, une vitrine lumineuse années 1950, de la mosaïque miroir à profusion, des cabochons scintillants, un bar digne d’un rad de Brest où aurait pu s’accouder Pépé le Moko, des kyrielles de photos rétro, de peintures anciennes, de portraits, à tout âge, des maîtres des lieux débordant d’humour et d’amour, sans oublier quelques poulbots, une tour Eiffel à taille humaine, des arcs-en-ciel de couleurs pop, des représentations sulpiciennes… Qu’on le sache : entrer chez les artistes Pierre & Gilles, au Pré-Saint-Gervais, donne d’emblée le sourire. Et insuffle une joie de vivre rare, béatitude née de leur propre désir de montrer la vie, les êtres, les choses autrement, bonheur issu de leur façon d’accumuler et de tout détourner, univers fantasque qui emporte ailleurs et met en mode réjouissance les zygomatiques. Oui, c’est kitsch, décalé, hypercoloré, mais quel peps que cet antre à la fois appartement et atelier de travail où les rois du portrait pop star reçoivent en toute simplicité. C’est un monde, ou plutôt des mondes et des époques qui s’ouvrent et s’exposent au regard, un musée complètement fou, gai et gay, déjanté et euphorisant. Un cosmos que ces artistes devenus cultes ont conçu à leur image, conforme à leurs images, comme l’atteste la parution d’un bel ouvrage rétrospective chez Flammarion, Pierre & Gilles 40 ans (brillamment préfacé par Éric Troncy) montrant, par grandes décennies, les œuvres majeures du couple. Bienvenue dans un univers pas comme les autres où Paris, ses images, ses chromos et ses icônes, apparaissent – merci au livre – en fil conducteur toujours présent, proche, indis-pensable. Avec paillettes, pinky colors et joie de vivre.
Le Paris underground
Il y a Gilles, crâne rasé et barbe taillée courte, en verve. Il y a Pierre, son compagnon, plus réservé (timide ?), aux mêmes tatouages démultipliés. Et entre eux, en plus d’un jack russel curieux et aboyeur, quarante ans d’union, de créativité et de complicité. Leur osmose, sentiments et art confondus, est évidente : l’un commence une phrase, l’autre la complète, adéquation des mots comme de l’art, puisqu’ils travaillent de la même façon leurs tableaux, reconstitutions mêlant photo, décor, peinture, etc. Œuvres pensées en commun mais entamées par l’un et achevées par l’autre au rythme d’environ une pièce chaque mois. Il y a donc Pierre (Gommoy), il y a donc Gilles (Blanchard), mais aussi, depuis quatre décennies, Pierre & Gilles(signature née en 1977), deux maris pour une même vision des portraits. Deux garçons venus de province : Pierre, de la Roche-sur-Yon où il est né en 1950, Gilles, de Sainte-Adresse, près du Havre, son cadet de trois ans. Quand ils débarquent dans la capitale, tous deux veulent l’avaler à pleine bouche. La ville, en ces années 1970, fascine. On sort, on fait la fête… Et les grandes heures de ces nuits, l’un et l’autre vont les savourer. Photographe, Pierre s’installe en 1972 dans un petit hôtel du canal Saint-Martin et, noctambule dans l’âme, devient un habitué du mythique Sept de Fabrice Emaer, où l’on s’amuse sans souci d’âge, de métier, de niveau social, car s’y côtoient aussi bien des provinciaux débarqués que le ministre de la Culture Michel Guy, Iggy Pop, Grace Jones, Catherine Deneuve, des couturiers… Inspiré par Sarah Moon, Guy Bourdin, Helmut Newton, Pierre s’y fait des relations, commence à vendre des images pour Rock’n Folk, Dépêche Mode…
Cinquième d’une fratrie de neuf enfants, entré aux Beaux-Arts du Havre à quinze ans, Gilles descend du train gare Saint-Lazare la même année, pour s’inscrire aux Arts Déco. Ayant tâté de la peinture, des collages mariant photos et gommettes, depuis des années collectionneur de photomatons – « ces très lointains ancêtres du selfie et de la pic » comme le dit avec humour Éric Troncy –, il récupère les photos d’inconnus dans les machines et les assemble à ses autoportraits et autres photos… Très vite, il trouve les cours trop ennuyeux et préfère découvrir la ville, et surtout le Paris underground, rencontrant chez l’illustrateur Philippe Morillon le photographe Robert Mapplethorpe et le fondateur du mythique magazine Actuel, Jean-François Bizot.