Kathia, d’aussi loin qu’il vous en souvienne, vous avez joué du piano.
Je n’avais que quatre ans lorsque ma mère, pianiste amateur, nous a mises au piano, ma sœur Gvantsa, mon aînée d’un an et désormais ma manageuse et meilleure amie, et moi. Ma mère est une femme extraordinaire, sans doute l’être que j’admire le plus au monde et à qui j’ai d’ailleurs dédié mon album Motherland en 2014. Grâce à elle, notre rencontre avec le piano a été naturelle, car elle le présentait dans la joie et la facilité. C’est une femme très douée pour la transmission. Toute petite, le piano s’est imposé à moi comme un membre de la famille. Il paraît que je réclamais chaque jour une nouvelle partition…
Grandir en Géorgie a dû cependant être difficile…
Dans les années 90 et jusqu’à la révolution des Roses en 2003, la Géorgie a vécu dans un chaos épouvantable. Il y régnait une confusion et une totale anarchie, n’importe qui pouvait se faire tuer au coin de la rue pour un rien. On y entendait les tirs des fusils jusque dans les immeubles ! Les gens voulaient leur indépendance mais l’État n’était pas encore installé. Les habitants avaient perdu leur métier, la criminalité était impunie et nous étions en pleine guerre civile.
Comment une petite fille peut-elle grandir et s’épanouir dans un tel contexte ?
Grâce à ma mère qui est tellement douée pour la vie ! Tout d’abord, pour ne pas nous traumatiser et nous préserver de cette violence, elle nous évitait la rue. Nos seules sorties consistaient à aller de la maison à l’école ou de la maison au Conservatoire. Elle nous accompagnait jusqu’à notre salle de classe pour nous protéger mais le faisait avec tellement de naturel que nous ne réalisions pas combien cette situation était étrange. Pour survivre, mes parents nous plongeaient dans un bain de culture à la maison. Nous chantions, lisions, regardions des films, faisions de la musique. Ma mère s’est toujours battue pour que nous puissions apprendre, pour nous donner confiance en nous. Elle allait jusqu’à payer l’épicier à crédit pour que ma sœur et moi apprenions des langues étrangères, dont le français. Nous avions un amour infini pour la France… Elle pensait que l’art et le travail préservaient de la névrose.
Les contraintes imposées par la crise allaient jusqu’à vous priver d’eau et d’électricité…
Oui, nous ne pouvions en bénéficier que quelques heures par jour, souvent au milieu de la nuit. On entendait alors des clameurs aux fenêtres : l’eau est là, l’eau est là ! Et nous nous levions d’un bond pour aller nous laver à cinq heures du matin. Par contre, je suis devenue myope à cause du manque d’électricité. À force de lire mes partitions à la bougie. Mais comme dit le proverbe : Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort.
À 19 ans, grâce à une bourse, vous partez étudier à Vienne.
Où je vais rester quatre ans ! Je voulais à la fois découvrir un autre univers et être indépendante, pour pouvoir rendre à mes parents ce qu’ils m’avaient offert. À Vienne, je découvre la jeunesse, la liberté, des gens de tous les pays. J’étais la seule Géorgienne et je voulais tout voir, découvrir de nouvelles émotions que je ne connaissais qu’à travers les livres. Pourtant, je gardais encore des séquelles de ma timidité enfantine : une nature hypersensible qui ne supportait pas le cynisme.