Le N°5 fête pour la cinquième fois ses vingt ans, pouvez-vous raconter son histoire ?
Il faut saluer l’intuition de Gabrielle Chanel qui, en son temps, eut cette idée de complémentarité par rapport à son métier de couturière. Auparavant, les deux activités étaient très séparées : d’un côté les parfumeurs, de l’autre les couturiers. Lorsque Mademoiselle Chanel évoque la création d’une fragrance avec Ernest Beaux, le parfumeur qui inventa le N°5, elle compare immédiatement la conception du parfum à celle d’un vêtement. Sa phrase « Un parfum artificiel comme une robe, c’est à dire fabriqué » illustre parfaitement ce parallèle. Elle souhaite « créer un parfum inimitable, un parfum comme on n’en a jamais fait, un parfum de femme à odeur de femme » dans lequel on ne reconnaît pas précisément la rose, le jasmin ou le muguet mais qui soit conçut comme un ensemble. A partir du N°5, la notion de parfum abstrait apparaît au sein de la maison et dans le métier car son schéma olfactif si particulier fut novateur, en totale rupture avec les fragrances existantes, imaginées à partir d’une matière première à l’image d’un soliflore. Lors de sa rencontre avec Ernest Beaux à Grasse, Gabrielle Chanel lui fait part de son souhait d’une essence d’une richesse inégalable, inimitable et « qui rendrait jaloux les autres parfumeurs », précise-t-elle. Elle rêve d’un parfum que les parfumeurs ne pourraient pas se permettre car composé à partir des matières premières les plus nobles qui étaient à l’époque les fleurs cultivées dans les Alpes Maritimes comme la roses de mai et le jasmin de Grasse. Mon père Jacques me relata une histoire qu’il tient de ses prédécesseurs à qui Ernest Beaux avait raconté que cet arrangement floral était si riche qu’il restait un peu au fond du flacon. Il eut l’idée d’introduire des aldéhydes (des composés synthétiques) à la formule pour lui donner une fraîcheur aérienne tout en le rendant abstrait car difficilement identifiable. Il y eut bien sûr l’histoire des cinq échantillons. Deux séries d’échantillons, numérotés de 1 à 5, et de 20 à 24 furent présentés à la couturière. Elle choisit, surprise, le n°5. Au lieu d’inventer un nom évocateur, Mademoiselle Chanel laisse le numéro et demande à ce que que le flacon du parfum soit aussi simple qu’un contenant de laboratoire pour souligner que la richesse est avant tout dans le jus. Gabrielle Chanel posa un regard neuf sur le parfum. Cent ans plus tard, on associe le parfum à la mode comme la couturière le souhaitait en 1921. Les courbes sobres et épurées du flacon original font figure de formes acquises désormais. Et la publicité fait désormais partie intégrante de cet imaginaire nécéssaire pour qu’un parfum fonctionne. Rappelons qu’elle fut la première égérie d’une fragrance, posant devant l’objectif de François Kollar pour une publicité pour le N°5 dans le magazine Harper’s Bazaar, USA en 1937. Elle préfigure ainsi les outils de communication contemporains. On peut parler de mythe du N°5 car, au delà des évènement mis en scène par la maison, il est rentré dans l’imaginaire collectif, surtout lorsque Marilyn Monroe, avoua en 1954 au magazine Marie Claire ne porter que quelques gouttes de N°5 pour tout vêtement de nuit. Le N°5 est le centre de gravité autour duquel tournent toutes les autres créations parfumées de la maison même si la signature olfactive des parfums Chanel n’est pas lié à l’identité d’une matière première en particulier. N°5 est une priorité, le sillage de l’extrait devant être le plus proche possible de sa formule originale. Ses autres variations accompagnent les changements de comportement et de société, collant ainsi au plus près à l’air du temps. Une Eau de toilette vit le jour en 1924, quelques années après le parfum. Ce fut une interprétation très libre de la partition olfactive originale avec ses facettes boisées et épicées. Elle inaugura également une gestuelle inédite, celle d’une vaporisation ample et généreuse. Lorsque en 2016, j’ai créé N°5 L’Eau avec des notes plus fraîches, je souhaitais ancrer le parfum dans le quotidien, le rendre plus casual.