Parfums

Chanel cent ans de légende

A l'occasion de l'anniversaire de la célèbre essence, Olivier Polge, le parfumeur-créateur de la maison de couture, revient sur l'histoire d'un mythe de la parfumerie.

Le N°5 fête pour la cinquième fois ses vingt ans, pouvez-vous raconter son histoire ?

Il faut saluer l’intuition de Gabrielle Chanel qui, en son temps, eut cette idée de complémentarité par rapport à son métier de couturière. Auparavant, les deux activités étaient très séparées : d’un côté les parfumeurs, de l’autre les couturiers. Lorsque Mademoiselle Chanel évoque la création d’une fragrance avec Ernest Beaux, le parfumeur qui inventa le N°5, elle compare immédiatement la conception du parfum à celle d’un vêtement. Sa phrase « Un parfum artificiel comme une robe, c’est à dire fabriqué » illustre parfaitement ce parallèle. Elle souhaite « créer un parfum inimitable, un parfum comme on n’en a jamais fait, un parfum de femme à odeur de femme » dans lequel on ne reconnaît pas précisément la rose, le jasmin ou le muguet mais qui soit conçut comme un ensemble. A partir du N°5, la notion de parfum abstrait apparaît au sein de la maison et dans le métier car son schéma olfactif si particulier fut novateur, en totale rupture avec les fragrances existantes, imaginées à partir d’une matière première à l’image d’un soliflore. Lors de sa rencontre avec Ernest Beaux à Grasse, Gabrielle Chanel lui fait part de son souhait d’une essence d’une richesse inégalable, inimitable et « qui rendrait jaloux les autres parfumeurs », précise-t-elle. Elle rêve d’un parfum que les parfumeurs ne pourraient pas se permettre car composé à partir des matières premières les plus nobles qui étaient à l’époque les fleurs cultivées dans les Alpes Maritimes comme la roses de mai et le jasmin de Grasse. Mon père Jacques me relata une histoire qu’il tient de ses prédécesseurs à qui Ernest Beaux avait raconté que cet arrangement floral était si riche qu’il restait un peu au fond du flacon. Il eut l’idée d’introduire des aldéhydes (des composés synthétiques) à la formule pour lui donner une fraîcheur aérienne tout en le rendant abstrait car difficilement identifiable. Il y eut bien sûr l’histoire des cinq échantillons. Deux séries d’échantillons, numérotés de 1 à 5, et de 20 à 24 furent présentés à la couturière. Elle choisit, surprise, le n°5. Au lieu d’inventer un nom évocateur, Mademoiselle Chanel laisse le numéro et demande à ce que que le flacon du parfum soit aussi simple qu’un contenant de laboratoire pour souligner que la richesse est avant tout dans le jus. Gabrielle Chanel posa un regard neuf sur le parfum. Cent ans plus tard, on associe le parfum à la mode comme la couturière le souhaitait en 1921. Les courbes sobres et épurées du flacon original font figure de formes acquises désormais. Et la publicité fait désormais partie intégrante de cet imaginaire nécéssaire pour qu’un parfum fonctionne. Rappelons qu’elle fut la première égérie d’une fragrance, posant devant l’objectif de François Kollar pour une publicité pour le N°5 dans le magazine Harper’s Bazaar, USA en 1937. Elle préfigure ainsi les outils de communication contemporains. On peut parler de mythe du N°5 car, au delà des évènement mis en scène par la maison, il est rentré dans l’imaginaire collectif, surtout lorsque Marilyn Monroe, avoua en 1954 au magazine Marie Claire ne porter que quelques gouttes de N°5 pour tout vêtement de nuit. Le N°5 est le centre de gravité autour duquel tournent toutes les autres créations parfumées de la maison même si la signature olfactive des parfums Chanel n’est pas lié à l’identité d’une matière première en particulier. N°5 est une priorité, le sillage de l’extrait devant être le plus proche possible de sa formule originale. Ses autres variations accompagnent les changements de comportement et de société, collant ainsi au plus près à l’air du temps. Une Eau de toilette vit le jour en 1924, quelques années après le parfum. Ce fut une interprétation très libre de la partition olfactive originale avec ses facettes boisées et épicées. Elle inaugura également une gestuelle inédite, celle d’une vaporisation ample et généreuse. Lorsque en 2016, j’ai créé N°5 L’Eau avec des notes plus fraîches, je souhaitais ancrer le parfum dans le quotidien, le rendre plus casual.

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Quels sont vos premiers souvenirs du N°5 de Chanel ?

Personnellement, il a toujours été présent dans ma vie. Mon père commença à travailler chez Chanel lorsque j’avais quatre ans. J’ai appris bien des années plus tard à mieux connaître le N°5 presque intimement lorsque je suis arrivé chez Chanel. Ce parfum résulte d’un travail d’orfèvre impressionnant que seul cette maison permet.

Lorsque vous entrez chez Chanel, quelle perception aviez-vous de ce parfum ?

N°5 est la référence des références, le graal du parfumeur. Je n’avais pas un rapport aussi charnel avec cette fragrance que je ne l’ai aujourd’hui. A mes débuts, je me souviens avoir découvert sur une table l’ensemble de la gamme N°5 depuis sa création, des parfums au savons en passant par les crèmes, les huiles… C’était incroyable !

Qu’est-ce que votre père Jacques Polge, à qui vous succédez en 2013, vous a enseigné sur le N°5 ?

Lorsque je suis venu le voir pour lui faire part de mon désir de devenir parfumeur puis au cours de ma formation, il ne m’a pas enseigné le métier. Il m’encouragea dans cette vocation tout en m’éloignant de lui. Il me conseilla d’aller à la rencontre de différentes personnes ou de me rendre dans des endroits stratégiques de la profession comme chez Charabot. Notre relation professionnelle s’est construite au cours de la passation chez Chanel. Il m’a alors, au détour de discussions et de récits d’anecdotes sur le N°5 et plus précisément sur les aldéhydes, fait prendre conscience que ce parfum est le résultat de cent ans d’attention.

Que souhaitez-vous apporter au N°5 pour l’avenir ?

Ma mission est complexe. Mon impulsion créative est de réfléchir à de nouvelles facettes du N°5 sans pour autant imaginer une interprétation inédite tous les deux ans tout en préservant son ADN. Je dois être le garant de l’élégance incroyable de son sillage tout en l’ancrant dans la modernité et le quotidien, par exemple imaginer de nouveaux usages au N°5 comme des parfums pour cheveux.  Il ne faut surtout pas enfermer le N°5 dans le passé afin d’éviter qu’il ne devienne une icône inatteignable. Un mythe, ça se travaille !

Avez-vous imaginé quelques surprises pour célébrer l’anniversaire de ce sillage ?

Nous ne sommes qu’au mois de mai (rire). Si la question tend à savoir si des variations inédites du N°5 vont voir le jour, la réponse est non. Cinq interprétations en 100 ans, c’est déjà pas mal !

Qu’est-ce qui différencie le N°5 des autres fragrances de la maison ?

Il y a autant de réponses qu’il y a de parfums chez Chanel (sourire). Il m’est difficile d’y répondre dans la mesure où la signature des parfums Chanel n’est pas liée à une matière première plutôt qu’à une autre. Le N°5 est la réponse extraordinaire à cette question du parfum artificiel et abstrait. Du coup, la maison créée des fragrances très différentes, liées entre elles par ce goût pour une certaine complexité, une opulence et une richesse inégalée. Chanel essaie souvent de transformer ou de réinventer la nature, introduisant parfois des éléments de synthèse qui viennent « torde » le naturel d’une essence végétale ou florale. Ou de modifier l’odeur du vétiver ou du patchouli en ayant recours à des procédés comme le fractionné.

Auparavant parfumeur indépendant, vous travaillez maintenant au sein d’une maison. Cela change-t-il votre manière de créer ?

Mon quotidien balance entre stress, confort, joie et angoisse (sourire). M’approprier toujours et encore l’état d’esprit de Chanel m’enrichit pour des projets futurs. J’ai découvert un savoir-faire exceptionnel cher à la maison qui rythme l’ensemble de ses créations, qu’elles soient mode et accessoires, horlogères et joaillières et bien sûr parfumées. Le laboratoire a accès à des matières premières d’exception cultivées dans nos propres champs. J’ai également la possibilité de travailler des aldéhydes à partir de composants  naturels comme les agrumes concentrés qui entrent dans la formule du N°5 L’Eau Première. La marque permet de tendre des essences vers une certaine esthétique. C’est unique chez Chanel. Au delà de son image de grand acteur du luxe, Chanel est une société internationale avec des enjeux économiques colossaux. Mais la voix de création est prédominante. En ce sens, Chanel est une maison qui donne du temps au temps.

Comment définissez-vous votre métier de parfumeur ?

Je suis une sorte de générateur d’émotions. J’aime et apprécie l’aspect impalpable de ma profession. Les odeurs, qui restent immatérielles, ont une énorme influence sur l’être humain, souvent de manière totalement inconsciente. Il n’est pas question pour un parfumeur de percevoir ce que personne d’autre ne sent mais de maîtriser ce sens que notre culture a tendance à laisser un peu à l’abandon. Ce qui me séduit, c’est cette dichotomie entre le caractère immatériel du parfum, la force que peut avoir cette chose aussi impalpable et le côté terre à terre, artisanal des ingrédients.

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Par Fabrice Léonard - Publié le

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